BiodiversitePlus d’une centaine d’États membres de la plate-forme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes, acronyme « substantivé » prononcé « hip besse ») se sont réunis à Bonn pour leur neuvième session plénière du 2 au 8 juillet 2022.

Au programme, l’adoption de deux résumés pour décideurs présentant les messages clés de deux grosses études conduites sur les quatre dernières années, la première sur l’usage durable des espèces sauvages et la seconde sur les différentes valeurs de la biodiversité.

Le but de la première évaluation est de présenter les différentes approches, identifier les défis et les opportunités pour améliorer la durabilité de l’utilisation des espèces sauvages, au-delà de leurs valeurs d’existence (ou valeur intrinsèque) et réduire, voire éliminer, les usages non durables ou illégaux.

Encadré 1 : Définitions
L’usage durable se rapporte à la définition de la convention pour la diversité biologique qui l’a défini en 1992 comme « l’utilisation des éléments constitutifs de la diversité biologique d’une manière et à un rythme qui n’entraînent pas son déclin à long terme, maintenant ainsi son potentiel à répondre aux besoins et les aspirations des générations présentes et futures. »

Les espèces sauvages sont les populations de toute espèce qui n’ont pas été domestiquées par sélection multigénérationnelle pour des traits particuliers, et qui peuvent survivre indépendamment de l’intervention humaine, tout en n’excluant pas un gradient de gestion des environnements ou des espèces par l’homme et reconnaissant divers états intermédiaires entre sauvage et domestiqué. Cette évaluation exclut les populations sauvages et introduites.



ÉVALUATION DE L'UTILISATION DE LA BIODIVERSITÉ
L'évaluation considère quatre principaux groupes d'espèces sauvages habitant différents types de biomes, d'écorégions ou d'écosystèmes, quatre pratiques extractives, une pratique non extractive et neuf types d'utilisation (cf. fig. 1 ).

Des milliards de personnes dans le monde utilisent les espèces sauvages. Ainsi, la pêche, la récolte d'animaux terrestres, l'exploitation forestière et le tourisme axé sur la nature sont vitaux pour l'emploi, les économies régionales et locales, la production de biens et de services connexes dans de nombreux pays (bien établi 1).
   Environ 50 000 espèces sauvages sont utilisées dans le monde pour l'alimentation, l'énergie, la médecine, les matériaux. Parmi elles, 7 500 espèces de poissons et d'invertébrés aquatiques, 31 100 plantes sauvages, dont 7 400 espèces d'arbres, 1 500 espèces de champignons, 1 700 espèces d'invertébrés terrestres sauvages et 7 500 espèces d'amphibiens, de reptiles, d'oiseaux et de mammifères (bien établi).

   Parmi elles, environ 20 % (plus de 10 000 espèces) sont utilisées pour l'alimentation humaine et sont essentielles pour assurer la sécurité alimentaire, y compris nutritionnelle.

Les revenus découlant de l'usage de ces espèces (permis de chasse et de pêche, régimes fonciers, redevances de concession, droits d'accès aux aires protégées, tourisme) peuvent contribuer au financement de la conservation, mais nous manquons d'évaluation scientifique. Par exemple la durabilité écologique et sociale des vastes zones de terres réservées à la chasse récréative (environ 1,4 million de km² en Afrique) n'a généralement pas été évaluée.
Ce sont les personnes en situation de vulnérabilité, les peuples autochtones et les communautés locales qui sont les plus susceptibles de bénéficier de formes d'utilisation plus durables de ces espèces pour assurer leur subsistance.

   70 % des pauvres du monde dépendent ainsi directement des espèces sauvages et de leur commerce (bien établi).
L'exploitation des espèces vivantes a été identifiée comme la principale menace pour les espèces sauvages dans les écosystèmes marins et la deuxième plus grande menace pour celles des écosystèmes terrestres et d'eau douce (Ipbes, 2019).

   Seules 34 % des espèces sauvages évaluées sont utilisées de manière durable 2.
Parmi elles, 172 espèces sont menacées ou quasi menacées.

 

1/ Les principales conclusions de l’Ipbes sont classées en quatre catégories en fonction de la quantité et la qualité des preuves ainsi que sur leur degré de concordance :
Bien établi : méta-analyse complète ou autre synthèse ou études indépendantes
multiples qui concordent.
Établi mais incomplet : concordance générale, bien qu’il n’existe qu’un petit nombre d’études ; pas de synthèse complète et/ou les études existantes traitent la question de façon imprécise.
Controversé : il existe de multiples études indépendantes, mais les conclusions ne concordent pas.
Non concluant : preuves insuffisantes, admettant l’existence de lacunes importantes au plan des connaissances.

 

LES DIFFERENTS USAGES
Le tourisme axé sur la nature

Le tourisme axé sur la nature est une importante pratique non extractive des espèces sauvages. Il favorise le bien-être mental et physique, enrichit les expériences physiques, psychologiques, religieuse et cérémonielle, recrée les liens avec la nature et génère des revenus aux communautés locales.
L'observation de la faune est une activité cruciale pour la subsistance de certaines économies, en particulier dans les endroits éloignés. Bien gérée, elle peut apporter des bénéfices à la fois aux espèces sauvages et aux communautés qui en dépendent.

 

 Evaluation de 10 098 espèces de 10 groupes taxonomiques de la
liste rouge des espèces menacées de l'UICN
 Figure 1

 

  L'observation de la faune a contribué à hauteur de 120 milliards de dollars américains en 2018 au produit intérieur brut mondial (cinq fois la valeur estimée du commerce illégal d'espèces sauvages) et a soutenu 21,8 millions d'emplois.
Avant la pandémie de COVID-19, à l'échelle mondiale, les aires protégées · recevaient 8 milliards de visiteurs (certains en visitaient plusieurs dans une même année) et généraient 600 milliards de dollars américains par an, les pays riches en espèces connaissant les plus fortes augmentations des taux de fréquentation touristique (établi mais incomplet).
Bien que les pratiques non extractives soient souvent moins directement nocives pour les espèces et les écosystèmes sauvages que les pratiques extractives, l'observation de la faune peut avoir des effets néfastes involontaires en modifiant le comportement des espèces, leur physiologie, leur santé ou en endommageant les habitats (bien établi). Bon nombre des impacts non durables de l'industrie du tourisme pourraient être atténués par une compréhension contextuelle, la mise en œuvre de lignes directrices sur les meilleures pratiques pour l'observation, la communication, l'éducation et la sensibilisation du public des touristes et des voyagistes, un engagement collaboratif avec toutes les parties prenantes et une réglementation sectorielle (bien établi).

L'exploitation du bois
On estime que 12 % des espèces d'arbres sauvages sont menacées par l'exploitation forestière non durable. Les pratiques illégales menacent l'utilisation durable des forêts naturelles. Elles diminuent dans les régions tropicales d'Asie et d'Amérique du sud, mais augmentent en Asie du sud-est, du nord-est et certaines parties de l'Afrique. Plus généralement, l'exploitation forestière affecte l'écologie forestière et les autres utilisations, comme la chasse, la cueillette ou l'observation des espèces sauvages.
Au niveau mondial, la demande de bois et, par conséquent, l'exploitation forestière devraient augmenter et ne seront pas compensées par le bois de plantation, malgré la croissance de cette pratique.
La dépendance au bois pour le chauffage et la cuisine est la plus élevée dans les pays en développement où 1,1 milliard de personnes n'a pas accès à l'électricité ou à d'autres sources d'énergie. Globalement, l'offre de bois de chauffage peut satisfaire la demande, mais il existe des pénuries localisées et lorsqu'il n'y a pas d'alternatives bon marché pour cuisiner et se chauffer, il y a une dégradation associée des forêts et des terres. Les plans de gestion peuvent constituer une solution pour réduire les impacts, mais leur durabilité dépend de la planification, des techniques et de la mise en oeuvre utilisées pour minimiser les dommages au peuplement forestier résiduel, ainsi qu'au sol forestier, à la flore et à la faune.

   L'exploitation forestière à des fins énergétiques représente 50 % de tout le bois consommé dans le monde et 90 % du bois récolté en Afrique.

   Environ 880 millions de personnes dans le monde vivent de l'exploitation du bois ou de la production du charbon de bois, en particulier dans les pays en développement (établi mais incomplet).

   2,4 milliards de personnes dépendent du bois de chauffage pour cuisiner. Son utilisation diminue dans la plupart des régions, mais augmente en Afrique subsaharienne (établi mais incomplet).

   À l'échelle mondiale, les espèces d'arbres sauvages fournissent les deux tiers de grumes industrielles et la moitié de tout le bois consommé pour l'énergie (établi mais incomplet).

   A l'échelle mondiale, 15 % des forêts sont gérées en tant que ressources communautaires à usage multiple par les peuples autochtones et les communautés locales (établi mais incomplet), plus de 20 % des forêts sont exploitées de manière industrielle (bien établi).

La cueillette
La cueillette non durable contribue à un risque d'extinction élevé pour 28 à 29 % des espèces quasi menacées et menacées de dix groupes taxonomiques évalués sur la Liste rouge des espèces menacées de l'Union internationale pour la conservation de la nature. C'est l'une des principales menaces pour les cactus, les cycadées et les orchidées, ainsi que d'autres plantes et champignons récoltés à des fins médicinales. Le commerce de plantes sauvages, d'algues et de champignons a largement augmenté en raison d'une demande croissante, de l'élargissement des marchés et de technologie de récoltes plus efficaces. Ces récoltes, qui ont été durables par le passé, menacent aujourd'hui la survie de plusieurs espèces commercialisées à des fins alimentaires, médicinales, hygiéniques, énergétiques et ornementales.

   Les plantes sauvages, les algues et les champignons fournissent de la nourriture, une diversité nutritionnelle et des revenus à environ une personne sur cinq dans le monde, en particulier les femmes, les enfants, les agriculteurs sans terre et les autres personnes en situation de vulnérabilité.
   Le commerce des espèces cueillies représente une valeur commerciale d'un milliard de dollars et participe au développement et à la diversification économique.

La pêche
Le prélèvement annuel total des pêches a atteint 90 millions de tonnes au cours des dernières décennies, dont environ 60 millions de tonnes destinées à la consommation humaine directe et le reste à l'alimentation de l'aquaculture et du bétail.

   La pêche artisanale fait vivre plus de 90 % des 120 millions de pêcheurs au niveau mondial.
   Environ 34 % des stocks de poissons sauvages marins sont surexploités (bien établi).
   La pêche non durable est la principale cause du passage au niveau de risque accru d'extinction des requins et des raies au cours du dernier demi-siècle : parmi les 1 250 espèces de requins et de raies identifiées aujourd'hui, 1 199 ont été récemment évaluées et 449 (37,5 %) se sont révélées menacées (bien établi).

Environ la moitié des débarquements de pêche déclarés à l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), principalement la pêche à grande échelle, sont gérés rigoureusement et permettent l'augmentation de l'abondance des espèces ciblées (bien établie).
Lorsque les mesures de gestions sont mal appliquées, l'état des stocks est mal connu et le risque de surexploitation est plus élevé. De nombreuses pêches artisanales parmi celles évaluées dans le monde entier, sont considérées comme non durables, en particulier en Afrique pour les pêches continentales et marines et en Asie, en Amérique latine et en Europe pour les pêches marines côtières (établi mais incomplet), mais ces tendances peuvent être inversées avec l'implication, la participation et l'autonomisation des communautés (bien établi).
Les efforts pour réduire les prises accidentelles associées à la pêche restent insuffisants (bien établi), d'autant que l'état de conservation des espèces accessoires et d'autres espèces associées et dépendantes est souvent mal connu. Ces prises concernent les pêcheries à grande échelle (pêche à la crevette ou au chalut de fond) et certaines pêcheries à petite échelle. L'adoption mondiale de mesures efficaces de gestion des prises accessoires est très en retard dans la majorité des pêches de capture marines (bien établi).

   Les prises accidentelles menacent de nombreuses populations, notamment les tortues de mer, les oiseaux de mer, les requins, les raies, les chimères, les mammifères marins et certains poissons osseux.
   99 % des espèces de requins et de raies sont officiellement déclarées comme prises accidentelles, mais conservées pour la nourriture, ce qui a conduit à la diminution drastique de leurs populations, depuis les années 1970, en particulier dans les eaux tropicales et subtropicales du plateau continental (bien établi).

La chasse
La chasse est la sous-catégorie du prélèvement d'animaux terrestres qui prélève le plus d'espèces (en nombre et en biomasse). La durabilité de la chasse, en particulier dans les zones tropicales, a diminué en raison de profonds changements socio-économiques, qui ont entraîné le passage d'une subsistance au niveau local à un commerce de viande sauvage plus intensif (bien établi). Moins l'espèce visée est adaptable ou possède une faible croissance démographique, plus les impacts sont importants. Ces impacts peuvent être faibles, voire positifs lorsque la chasse est bien gérée et que les revenus générés permettent d'augmenter la surface des terres allouées à ces espèces.

   La chasse non durable représente une menace pour 1 341 espèces de mammifères sauvages, dont 669 espèces évaluées comme menacées, (bien établi).

   Des impacts négatifs de la chasse ont également été signalés sur les espèces d'oiseaux (bien établi).

   Les mammifères de grande taille sont les espèces les plus ciblées pour la chasse de subsistance et commerciale. La pression de chasse a été identifiée comme une cause majeure du déclin de ces espèces, car elles génèrent plus de bénéfices économiques. On observe un report sur des espèces de plus petite taille lorsque les tailles de populations de grande taille sont insuffisantes.

   Les grands mammifères représentent 55 à 75 % de la biomasse totale de viande sauvage chassée chaque année dans le monde.

La chasse sélective qui cible de espèces avec des attributs particuliers, par exemple des cornes de grande taille, peut avoir un impact sur la structure et les processus des écosystèmes, entraîner des modifications de la structure génétique des populations affectées, des changements dans la répartition des espèces et des changements dans les fonctions écosystémiques (bien établi).

Commerce d'animaux de compagnies
   Il existe plus de 1 000 espèces d'oiseaux, de reptiles, de poissons et de mammifères commercialisés légalement et illégalement comme animaux de compagnie, ce qui représente plusieurs millions d'individus.
   La valeur totale de leur commerce représente moins de 1 % du commerce total des espèces sauvages.

AUGMENTER LA DURABILITÉ DES USAGES
Il faut s'inspirer des peuples autochtones et communautés locales et ainsi contribuer aux objectifs de développement durable.

Dans un contexte de déclin du vivant, l'évaluation nous appelle à nous inspirer des connaissances, pratiques, cultures et spiritualités des peuples autochtones et communautés locales qui, quoique diverses, sont basées sur des valeurs incluant le respect de la nature, l'obligation de compenser ce qui est pris, l'absence de gaspillage, la répartition équitable des avantages des espèces sauvages dans la communauté (bien établi). Ces valeurs perdurent, car elles sont fréquemment défendues par les institutions communautaires et la gouvernance (bien établi).

Les dispositions comprennent également des périodes de repos, des interdictions spatiales et temporelles d'utilisation et la désignation de zones et d'espèces à usage exclusif par des groupes familiaux (bien établi).

   Les peuples autochtones gèrent la pêche, la cueillette, le prélèvement d'animaux terrestres et d'autres utilisations d'espèces sauvages sur plus de 38 millions de km² de terres dans 87 pays (bien établi) qui comprennent environ 40 % des aires protégées terrestres à haute valeur de biodiversité (bien établi).

   Globalement, la biodiversité est mieux protégée et la déforestation généralement plus faible dans les territoires gérés par ces communautés, en particulier lorsqu'il existe une sécurité foncière, une continuité des savoirs, des langues et des moyens de subsistance alternatifs (bien établi).

L'usage durable des espèces sauvages permet également des co-bénéfices pour une majorité des objectifs de développement durable (cf. fig. 2) et contribuera donc à leur réalisation, sous réserve de bien comprendre les mécanismes qui amènent à la durabilité, d'améliorer la connaissance et d'y allouer des moyens suffisants.

CONCLUSION
L'évaluation tire également des enseignements en termes d'instruments politiques et de gouvernance. Ainsi l'évaluation des espèces sauvages est toujours plus durable lorsque les politiques tiennent compte des contextes sociaux et écologiques et garantissent la justice, les droits et l'équité, en particulier avec des institutions fortes et des mécanismes participatifs incluant les peuples autochtones et communautés locales.
Dans le futur, la durabilité des utilisations des espèces sauvages pourrait être impactée par les changements globaux, notamment le changement climatique, la demande croissante et les avancées technologiques. Seuls des changements transformateurs dans les visions de l'usage durable et les relations de l'humain avec la nature permettront de faire face à ce challenge.

 

 Figure 3
Figure 2 - Pourcentage de la contribution actuelle et potentielle de
l'usage des espèces sauvages aux objectifs de développement durable.


Hélène SOUBELET
Vétérinaire, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
Article paru dans le supplément de La Dépêche Vétérinaire - La Dépêche Technique n°197 de septembre 2022. Avec tous nos remerciements à l’éditeur et l’auteure pour leur autorisation de publication.

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