Persan2Dans "La Lettre de ProNaturA" d'août 2019, nous présentions le chat persan. Le professeur Jean-Pierre Digard nous fait savoir que l'histoire de ce chat est moins méconnue qu'il n'est dit dans l'article en question.

En témoigne, cet article paru dans : Daniel Balland (ed.), Hommes et terres d’Islam. Mélanges offerts à Xavier de Planhol, Téhéran, Institut Français de Recherche en Iran (« Bibliothèque Iranienne », t. LIII), 2000, vol. I, p. 321-338.

Jean-Pierre Digard est un ethnologue et anthropologue français. Il est directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l'Iran (notamment des tribus et du nomadisme) et de la domestication des animaux (en général, avec un intérêt particulier pour le cheval et le chien), et membre de l'Académie d'agriculture de France.


Jean-Pierre Digard
Chah des chats, chat de chah? Sur les traces du chat persan

« Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires »
Charles Baudelaire

Plus encore, peut-être, que l'auteur des Fondements géographiques de l'histoire de l'islam, qui avaient pourtant fasciné l'apprenti-ethnologue avide d'Orient que j'étais en 1968, Xavier de Planhol restera pour moi l'homme des questions imprévues. C'est en 1973, comme membre de mon jury de thèse, où mon directeur Maxime Rodinson l'avait invité à siéger malgré mes appréhensions - j'avais lu peu de temps auparavant son compte rendu des Villes de l'Iran de Frédy Bémont !(1) -, qu'il me posa pour la première fois l'une de ces questions : « pourquoi », me dit-il en croisant les bras sur la thèse refermée pour attendre ma réponse, « n'êtes-vous pas allé aussi chez les Qashqâ'i et n'en avez-vous pas fait une étude comparée avec les Bakhtyâri? ». Je ne me souviens plus de ce que j'avais dû bredouiller mais la vérité est que les seuls Bakhtyâri avaient amplement suffit à ma peine et que l'idée d'aller étudier en plus une autre tribu ne m'avait même pas effleuré.

Plus récemment - c'était le 1er février 1991, à l'occasion d'un cocktail organisé au C.N.R.S. à Ivry en l'honneur de notre collègue Mohammad- Hossein Pâpoli-Yazdi -, Xavier de Planhol me plaça de nouveau, par une autre de ses questions, dans une situation qui me rappela celle de 1973. Il s'agissait, cette fois, de mon livre L'homme et les animaux domestiques, paru un an auparavant : « pourquoi », me demanda-t-il à brûle-pourpoint, « n'y avez-vous rien dit du problème du chat persan? ». Je tombai des nues : le spécialiste de l'Iran et de la domestication animale que j'étais ignorait en effet tout ou presque tout du chat persan...

Trois ans ont passé. Je ne prétends pas en savoir beaucoup plus aujourd'hui ni a fortiori avoir réussi à percer - il s'en faut de beaucoup - les mystères du chat persan. Tout au plus voudrais-je, par les glanes qui suivent, montrer à Xavier de Planhol que l'embarras dans lequel il m'a placé n'aura pas, cette fois, été entièrement inutile et lui en témoigner ma reconnaissance.

Qu'est-ce qu'un « chat persan »?
Si énigme du chat persan il y a, c'est dans le contraste entre le statut de cet animal dans la culture occidentale et son statut (ou plus exactement son absence de statut pour ne pas dire son inexistence) dans la culture iranienne que cette énigme se situe. Quel est donc ce Persan que les Persans ignorent ?

En Europe occidentale et en Amérique du Nord, sont aujourd'hui appelés chats persans des chats à poil long et au corps massif, mesurant 40 à 50 cm de long, et jusqu'à 30 cm de hauteur au garrot. Selon les standards (Vallat 1992 : 121), ces chats doivent présenter une forte charpente osseuse, des masses musculaires importantes, des pattes courtes et droites. La tête est large, ronde et massive, avec des oreilles petites et arrondies, un front bombé et un nez peu proéminent, aussi large que haut, légèrement retroussé. Les yeux sont grands, ronds, bien écartés et très expressifs. La queue est courte, ne dépassant jamais 30 cm, et abondamment fournie en poils. La fourrure, qui constitue le caractère le plus remarquable des Persans, doit être épaisse et soyeuse, jamais laineuse, souple et longue, les poils de certains champions pouvant atteindre 12 voire 15 cm. On dénombre actuellement plus de quatre-vingts variétés de Persans en fonction des couleurs de la robe, de leur répartition et de leurs combinaisons : noir, blanc, bleu, roux, rouge, crème, smoke (fumé), chinchilla, écaille de tortue, bicolore, calico (écaille et blanc), tabby (marbré), colour point (nez et extrémités plus foncés que le corps), caméo (chinchilla roux), zibeline, etc. (Patin 1992 : 85-92). Les amateurs distinguent soigneusement le chat persan des chats dits « Orientaux » (Siamois, etc.) qui sont, à l'inverse du premier, des animaux au poil ras, aux formes élancées, à la tête triangulaire, avec des yeux en amande et de grandes oreilles pointues.

Le chat persan est le type même du chat d'appartement et de concours, calme, doux et facilement adaptable à des environnements différents. Alors que, pour ses détracteurs, c'est un « chat potiche », ses amateurs voient au contraire en lui, dans ses mouvements mesurés et dans son imposante toison, le chat aristocratique par excellence (Vallat 1992 : 118), le « Prince des chats » (Patin 1992 : 83).

La position privilégiée réservée en Occident au chat persan est confirmée à la fois par le nombre de ces animaux présentés dans les expositions et manifestations félines - près du tiers sont des Persans - et par les prix atteints par certains sujets : 10 à 15 000 F pour un Persan
« extrême » (front, nez et menton alignés, nez situé à la hauteur des yeux) et 38 000 F pour un Persan extrême à robe zibeline.(2)

Il y a donc bien une « folie » occidentale du Persan, qui tient à son attendrissante allure de boule de poils et à ses grands yeux ronds invitant à la compassion, ainsi qu'à son aspect de « chat de luxe » (Delort 1984 : 350), à sa nature d'« oeuvre d'art » (Moscovici 1984) dont les éleveurs peuvent travailler à l'envi la couleur et même la forme. Comme souvent dans le domaine zootechnique, ce sont les Anglais qui ont ouvert la voie, en sélectionnant au XIXe siècle les plus massifs, les plus ronds, les plus courts des chats à poil long. Au XXe siècle, les Américains accentuèrent encore la tendance en produisant le type extrême du Peke Face (Vallat 1992 : 118), sorte de « Pékinois à poil long »,(3) que son nez écrasé et ses yeux à fleur de tête prédisposent au coryza et à la conjonctivite (Patin 1992 : 92-93).

Un engouement déjà ancien
Il n'est pas sans intérêt de noter que l'engouement occidental pour les chats persans ne date pas d'hier. Un rapide essai d'histoire régressive montre que ces chats ont été introduits pour la première fois en Angleterre au début du XIXe siècle à partir de la France. A cette époque, les Anglais les appelaient d'ailleurs des « French cats ». Il s'agissait d'animaux à poil long et soyeux et de modèle bréviligne mais au corps svelte et à la tête allongée, dépourvus en tout cas des déformations caricaturales d'aujourd'hui (Patin 1992 : 59, 83-84).

Plusieurs témoignages sur la vie parisienne au milieu du XVIIIe siècle montrent que ces chats étaient à la mode - sous des appellations multiples - dans les maisons aisées, où ils jouissaient d'un incontestable traitement de faveur, non seulement par rapport aux autres chats mais même par rapport aux humains. Tel semblait être le cas, par exemple, chez Mme Helvétius dont plusieurs célébrités (Voltaire, Diderot, Buffon, Montesquieu, Condillac, Franklin, etc.) fréquentèrent le salon. La baronne d'Oberkich raconte en 1755 dans ses mémoires que deux hôtes, le baron d'Andlau et un sien cousin, arrivant chez Mme Helvétius, ne purent y trouver de sièges, ceux-ci étant tous occupés par : « vingt angoras énormes de toutes les couleurs, habillés de longues robes fourrées, sans doute pour conserver la leur et les garantir du froid, en les empêchant de courir. Ces étranges figures sautèrent à bas de leurs bergères et alors les visiteurs virent traîner leurs queues de brocart, de dauphine, de satin, doublées des fourrures les plus précieuses. Les chats allèrent ainsi par la chambre, semblables à des conseillers au parlement, avec la même gravité, la même sûreté de leur mérite. Mme Helvétius les appela tous par leurs noms, en offrant ses excuses de son mieux. M. d'Andlau se mourait de rire, et n'osait le laisser voir, mais tout à coup la porte s'ouvrit, et on apporta le dîner de ces messieurs dans de la vaisselle plate, qui leur fut servie tout autour de la chambre. C'était des blancs de volaille et de perdrix, avec quelques petits os à ronger. Il y eut alors mêlée, coups de griffes, grognements, cris jusqu'à ce que chacun fut pourvu et s'établit en pompe sur les sièges de lampas qu'ils graissèrent à qui mieux mieux » (cité par Simonnet 1989 : 102).

La mode de ces chats s'étendait aux plus hautes couches de la société française, touchant le roi lui-même. Louis XV, notamment, était connu pour son amour des chats; il affectionnait tout particulièrement un gros chat à long poil blanc qui aimait à se prélasser sur la cheminée de son cabinet ou sur un coussin de damas rouge (ibid. : 97-98).

L'initiateur de cette mode et son plus ardent prosélyte fut Nicolas Claude Fabri de Peiresc (1580-1637), conseiller au parlement d'Aix-en- Provence. Cet étonnant personnage, humaniste, érudit et collectionneur passionné, consacrait sa fortune et son temps à l'acquisition d'objets rares ainsi qu'à l'acclimatation de plantes et d'animaux exotiques, parmi lesquels des chats à poil long, blancs, gris « poil de rat » ou « riollez » (rayés de noir et de blanc), qu'il faisait venir de Damas, qu'il accouplait et dont il vendait ou échangeait les petits contre d'autres curiosités, grâce à un réseau de connaissances et de mandataires avec lesquels il entretenait une correspondance assidue (Peiresc aurait écrit quelque dix mille lettres, dont le tiers environ a été édité par Tamizey de Larroque à la fin du XIXe siècle).

La première missive de Peiresc où il fait mention de chats est adressée à Borelli, un autre collectionneur, et datée du 31 janvier 1631 : « Et quant aux beaux chats d'Ancyre ou Angoury, que vous savez bien que j'avais fait venir avec quelques chèvres de ce même pays, et qui par mes soins et par les dons que j'en ai fait, sont à présent fort connus en ce pays, de même qu'à Paris, je vous en réserve des plus beaux que j'ai, ayant surtout évité le mélange de race. J'ai grandement obligation à ces animaux qui ont délivré mes livres des attaques fréquentes que leur faisaient les rats; n'aimant point d'ailleurs les chats de notre pays, je me servis de la commodité de notre ami, le sieur Pélissier, pour faire venir de ceux là d'Asie, dont j'ai reçu souvent les demandes et les compliments » (cité par Simonnet 1989 : 75).

Peu de temps après, soupirant après trois vases anciens, dont deux appartenaient à un collectionneur parisien, un certain Gault, et le troisième à l'orfèvre Vivot, Peiresc écrit le 22 novembre 1632 à son ami Guillemin, prieur de Roumoules et pronotaire du Saint-Siège, pour lui suggérer une manoeuvre : « Plus je pense à la négociation du sieur Gault pour ces vases, plus je me confirme à l'opinion que si vous trouviez le moyen de luy faire voir les petits chats chez vous, il est si curieux qu'il pourroit bien en prendre envie, principalement d'avoir masle et femelle, qui luy pourroient faire espérer de proffiter de la race, auquel cas vous seriez bien tost maistre de ces vases pour si peu d'argent que vous voudriez [...]. Si, pour avoir le vase de Vivot, il ne falloit que lui promettre un de ces petits chats, faites-le hardiment [...]. Seulement, pour mieux faire valoir la marchandise, il faudroit le prier de ne se point vanter de cette promesse, à cause des autres personnages des plus éminentes conditions qui m'en font demander » (cité par Franklin 1899 : 99- 100).

A un autre correspondant, son ami d'enfance Aycard, écuyer à Toulon, Peiresc écrit encore, le 3 mai 1634 : « Le P. Theophile a trouvé icy qu'on nous avoit desrobbé nostre pauvre chat masle damasquin, depuis quasi le mesme temps que je vous envoyay un de mesme race, et que nos chattes n'avoint fait aucune ventrée qui ne fut abbastardie et qui n'eut perdu toute la beauté du manteau à faute de race. Et d'autant qu'il avoit procuré que vous en eussiez un, qui est venu sur un navire qui fait quarentaine, ne sçachant pas que je vous en eusse envoyé celuy que vous avez; au cas que vous l'ayiez receu, je vous prie d'agreer que nous ayons l'un ou l'autre de cez deux, lequel vous aymerez mieux nous lascher, affin que nous puissions faire race, et en despartir à ceux qui nous en avoient demandé auxquels nous ne pouvons tenir parole, et m'excusez de la liberté » (Tamizey de Larroque 1898 : 323-324).

Il faut se souvenir, pour apprécier ces lettres et les faits dont elles traitent à leur juste valeur, que les chats domestiques au sens où nous l'entendons aujourd'hui gardèrent un caractère tout à fait exceptionnel jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Introduit tardivement en Europe occidentale - aux IVe-Ve siècles (Bodson 1987, Bobis 1990, I : 35 sq., et à paraître) -, le chat était apprécié avant tout pour ses qualités de prédateur des rongeurs, notamment du rat noir (Rattus rattus) arrivé d'Asie au XIe siècle. Cette fonction exigeait que le chat de l'époque se montrât plus proche du fauve que du matou ronronnant que nous connaissons : aussi l'homme maintenait-il à distance respectueuse cette créature utile mais dangereuse voire démoniaque, s'amusant même volontiers de la maltraiter. L'invasion massive, en 1727, du rat gris ou surmulot (R. norvegicus), en consacrant l'impuissance du chat face à cet adversaire redoutable, contribua - avec d'autres facteurs (Bobis 1990) - à hisser ce petit félin au rang des animaux familiers de l'homme (Delort 1984 : 345-346; Thomas 1985 : 142-144; Digard 1990 : 120, 234-235; Bobis 1991 : 93). Toujours est-il que Buffon écrivait encore en 1753 que « Le chat est un domestique infidèle qu'on ne garde que par nécessité, pour l'opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode » (Buffon 1753 : 170). On n'aura du reste pas manqué de noter, à la lecture de la lettre du 31 janvier 1631 à Borelli, que Peiresc lui-même, tout en s'adonnant à sa passion pour les chats d'Orient à poil long (sous le prétexte fallacieux de la protection de ses livres), se montrait conforme aux attitudes de son temps en « n'aimant point [...] les chats de notre pays ». Il n'est d'ailleurs pas impossible que, paradoxalement en apparence, les chats ordinaires aient joué en quelque sorte le rôle de faire-valoir de leurs homologues à poil long, et que le statut précaire des premiers, loin de desservir les seconds, en ait au contraire souligné le caractère d'objets d'art, à la fois rares et précieux, que Peiresc essayait précisément de souligner en se livrant sur ces derniers à des « experiances de teinture » et de « macules » (Humbert 1933 : 146-147).

Chats d'Angora ou chats de Perse?
Les appellations européennes des chats à poil long - Angoras, Persans et même, bien que moins fréquemment, Russes, Damasquins, Indiens, Chinois... - et même leurs appellations arabes - sinnawr shîrâzî ou qitt shîrâz (de Chiraz), qitt 'anqara (d'Ankara), qitt halabî (d'Alep)...(4) - sont tellement variées que l'on peut se demander, avec Marthe Rannou (Rannou 1986 : 54), si elles correspondaient à des origines géographiques réelles ou bien s'il ne s'agissait pas plutôt d'inventions destinées à valoriser ces animaux en leur conférant un caractère plus mystérieux ou exotique (cf. l'appellation d'« Himalayens » donnée aux U.S.A. aux modernes Persans « colour point » qui résultent en réalité du croisement Persan x Siamois). Comme souvent en pareil cas, c'est entre ces deux hypothèses extrêmes que la vérité doit être cherchée.

Le commerce sur de grandes distances dont les chats à poil long ont fait l'objet durant plusieurs siècles ne facilite pas la solution du problème. On peut déjà signaler à ce propos que le négoce des chats en général semble avoir été une pratique assez répandue en Islam : « personne, parmi les gens du marché, commerçants, vendeurs, artisans, ne m'exaspère autant que ceux qui s'adonnent au trafic des chats », se plaignait déjà as-Sindî ibn Shâhak (cité par Jâhiz 1988 : 280) qui leur reprochait de s'emparer d'animaux errants et de les étourdir en les faisant rouler dans des jarres fermées pour mieux tromper le chaland... Mais revenons aux chats à poil long et puisons de nouveau dans la correspondance de l'intarissable Peiresc. Nous y trouvons cette lettre du 7 juin 1633 adressée encore à Aycard, l'écuyer de Toulon : « Le Pere Theophile m'escript qu'il estoit arrivé à Damas un homme venant du païs du Mogol qui s'en alloit à Constantinople pour porter au Grand-Seigneur deux chastz tous blancz, masle et femelle, ayantz le poil long comme des barbetz; si ceste race se pouvoit multiplier, ce seroit une belle chose. Je ne sais si ce ne seroit point des onces que le Pere Theophile eusse prins pour des chatz, auquel cas ce ne seroit pas chose si rare » (Tamizey de Larroque 1898 : 305).

Peiresc écrit de nouveau à Aycard le 19 juin 1633 : « Je suis encore un peu en doute des onces, parce que je ne pense pas que ce soit des animaux si rares en ce païs là qu'il fallut s'en mettre en peine de les apporter de si loin au Grand Seigneur, si ce n'est que ce soit quelque espece differente du commun. Je n'en ay jamais veu pour juger si elles ont un si long poil, comme celuy qu'il descrit à ces chats blancs et qu'il soit comme celuy de ces chiens barbets. Tant est que je ne suis pas marry que le chat vous ayt agreé, et espere de vous pourvoir un jour d'une femelle de mesme poil, marry de retardement provenu de la presse qu'on m'a donnée pour en distribuer la race au loing, à Rome et à Paris. [...]

Un marchand de Marseille, nommé Mr Magi, vient de me dire qu'il a esté dix ans au Caire et y avoir veu une fois seulement un chat blanc au poil long de barbet, dont la queüe faisoit le plus beau panache qu'aucun chien barbet qu'il eusse jamais veu, et que ce n'estoit point une Once, ains un vray chat par les oreilles, comme par le restant du corps, et mesme plus petit que les chats ordinaires, en sorte que ceux du P. Theophile pourroient bien estre de la mesme race » (ibid. : 307-309).

Peiresc parle des « chats d'Ancyre ou d'Angoury » qu'il fait venir de Damas. D'autres auteurs du XVIIe siècle traitent des chats d'Angora, certaines sources secondaires évoquant même des chats... d'Angola! Mais il s'agit bien sûr des chats d'Angora c'est-à-dire d'Ankara. Appelait-on ainsi ces chats, par analogie avec la chèvre du même nom, connue depuis longtemps (Planhol 1978), uniquement parce qu'ils avaient, comme elle, le poil long et fin, ou bien parce qu'ils provenaient réellement d'Anatolie? Il est bien difficile de répondre avec certitude à cette question. D'un côté, cette provenance se trouve maintes fois affirmée mais par des travaux de deuxième main ou plus : par exemple, Rigaud (1968 : 105), citant lui-même des sources secondaires à l'origine desquelles je n'ai pas encore trouvé le moyen de remonter, indique qu'au XVe siècle, de « gros chats poilus » auraient été achetés à des marchands arméniens à la foire du Lendit par Jean de Popincourt pour lutter contre les rats; ils étaient nés, disait-on, « de l'éternuement des lions dans l'arche de Noé »; venant de Turquie, ils étaient appelés « chats d'Angora ».(5) A l'inverse, des sources réputées sûres ne font pas état de tels chats en Turquie. Tel est le cas, entre autres, de la Relation d'un voyage que le naturaliste Pitton de Tournefort effectua dans ce pays en 1702 : il n'y a pas rencontré de chats à poil long, du moins peut-on le penser car il n'en mentionne pas alors qu'il parle des chats en général et de l'amour que les Turcs leur portent. Il précise même que « les chats du Levant ne sont pas plus beaux que les nôtres, et ces beaux chats gris couleur d'ardoise y sont fort rares; on les y porte de l'île de Malte où la race est commune » (Pitton de Tournefort 1982, II : 81; peut-être ces chats gris sont-ils des ancêtres des Chartreux, dont l'origine maltaise est en effet envisagée par Simonnet 1989 : 43). Enfin, relevons le témoignage pour le moins équivoque d'un voyageur du XIXe siècle, qui signale la présence de chats à poil long dans la région d'Ankara à seule fin d'en souligner la faible diffusion : « Les races d'animaux remarquables par la longueur du poil, tels que chèvres, chats, ne s'étendent pas dans un rayon de plus de 24 lieues autour d'Ankara » (Aucher-Eloy 1843 : 68-71).

Au XVIIIe, l'appellation de « chats de Perse » (la seule utilisée par Montcrif 1727, par exemple) tend à l'emporter sur celle de chats d'Angora. La première mention d'une origine persane des chats à poil long est due au voyageur romain Pietro Della Valle (1586-1652), qui séjourna six ans en Perse (de 1618 à 1623). Dans une lettre d'Ispahan datée du 20 juin 1620, Della Valle écrit : « L'amour que j'ai pour ma patrie est si grand que j'éprouve le désir de l'enrichir autant que possible de tout ce que je trouve de bon et de beau en quelque pays que ce soit. Aussi, j'ai vu ici une très belle race de chats [una razza bellissima di gatti], qui sont propres à la province du Chorasàn [= Khorâsân], mais d'une autre mine et d'une autre qualité que les Syriens [Soriani] que nous apprécions tant mais qui ne sont rien comparés à ceux du Chorasàn; enfin, il m'est venu le désir d'apporter cette race à Rome. De taille et de forme, ils ressemblent aux chats ordinaires; leur beauté réside dans leur couleur et dans leur poil. Ils sont de couleur grise, sans rayures ni taches mais uniforme sur tout le corps, tantôt plus clair ou plus foncé: plus foncé sur le dos et la tête, plus clair sur la poitrine et le ventre, qui peut parfois être presque blanc; c'est ce dégradé en douceur, comme disent les peintres, du clair au foncé qui produit un très bel effet. De plus, le poil est délicat, très fin, lustré et doux comme une soie [sottile, finissimo, lustro e morbido, come una seta]; il est si long que, bien qu'il ne soit pas frisé [arricinto], sur certaines parties il se courbe et se boucle [s'inarca e si anella al quarto], surtout sous la gorge, à la poitrine et aux pattes. En somme, les chats du Chorasàn sont, par rapport aux autres chats, presque comme, parmi les chiens, ceux que nous appelons les barbets [quasi come tra i sani, quei che chiamiamo barbetti]. Ce qu'ils ont de plus beau est la queue: elle est très grande et fournie de poils si longs qu'elle s'étend en largeur de [passage illisible] ressemblant à celle des écureuils: et comme les écureuils, ils la retournent sur l'échine, la pointe se finissant en panache, très gracieusement. Ils sont en outre très familiers [domestici] si bien que Mme Maani [l'épouse de l'auteur, une Géorgienne dont il avait fait la connaissance à Bagdad] ne peut s'empêcher d'accueillir quelquefois l'un d'entre eux dans le lit même, jusque sous les draps. Pour ma part, j'ai rassemblé quatre couples de mâles et de femelles afin d'en faire et d'en rapporter à Rome une bonne race; et je les emmènerai en voyage dans des cages de la même manière que les Portugais en ont emmené certains jusqu'en Inde. Mon beau-père, qui est de bonne composition, voyant que je les apprécie, s'occupe d'eux avec beaucoup d'attention: chaque matin, il les fait manger en sa présence, il prend plaisir à leur préparer lui-même leurs parts et à les faire sauter en l'air pour les prendre, il les caresse, les appelle par leur nom, Ambàr, Caplàn, Farsanicchio, Ninsa, chacun a le sien. Ils le connaissent, lui tournent autour en miaulant, ils lui sautent dessus, ce qui est un grand plaisir. Je redoute seulement qu'il me les abîme [che non me gli rovini] en leur donnant trop de viande ».(6)

Pietro Della Valle rentra de voyage en 1626, après un périple qui le conduisit jusqu'en Inde et au cours duquel sa jeune femme trouva la mort (il transporta à Rome le corps embaumé de la défunte). Toujours est-il que c'est deux ans plus tard, en 1628, que Peiresc entendit parler du voyageur romain. Il entama avec lui une correspondance qui dura, semble-t-il, jusqu'en 1634, non d'ailleurs sans quelques nuages car Peiresc, qui était le plus infatigable et le plus exigeant des correspondants, s'impatientait des lenteurs de Pietro Della Valle à lui répondre (Simonnet 1989 : 73). Leur correspondance ou, du moins, ce qui en a été retrouvé, comprend en effet treize longues lettres du Français, rédigées en italien et échelonnées de 1628 à 1634, mais une seule du Romain, datée du 8 février 1634.(7) Les deux hommes ne manquaient certes pas de sujets d'échanges : archéologie, religions anciennes, langues sémitiques, manuscrits rares; cependant, assez curieusement, leurs lettres ne font nulle part mention de la question des chats. Peiresc ignorait-il la trouvaille faite au Khorassân par Della Valle? Ce dernier n'avait-il pas réussi à rapporter ses chats de Perse? C'est possible. On peut en effet penser que, dans le cas contraire, Peiresc n'aurait peut-être pas été obligé de faire venir les siens de Damas (voir sa lettre du 31 janvier 1631). En tout cas, s'il subsiste un doute sur l'origine géographique exacte des « chats d'Ancyre ou d'Angoury » de Peiresc - les marchands de Damas devaient être plus regardants sur la longueur du poil que sur la provenance des animaux dont ils faisaient commerce -, au moins sommes-nous certains que c'est dans le Khorâsân que Pietro Della Valle a découvert sa razza bellissima di gatti.

Qu'a donc de persan ce Persan?
On pourra juger bien anecdotique la question de l'origine des protégés de ces deux amateurs. Il y a en effet de bonnes raisons de penser que la mutation « angora » a pu apparaître chez le chat en plusieurs endroits du Moyen-Orient et que ce gène récessif a ensuite été fixé par la sélection naturelle dans les régions continentales à hivers rigoureux comme l'Anatolie et le Khorâsân - en d'autres termes : que le chat à poil long, comme la chèvre angora et pour les mêmes raisons qu'elle (Planhol 1978), a présenté, dans les limites permises par les contraintes du milieu naturel, un caractère ubiquiste assez affirmé.

Une telle analyse ne peut être entièrement exclue. Cependant, on ne saurait négliger non plus la série de témoignages concordants sur la présence de chats à poil long en Perse inaugurée par Pietro Della Valle. Inaugurée? Le mot est peut-être imprudent : Della Valle lui-même n'envisage-t-il pas, dans sa lettre du 20 juin 1620, de voyager avec ses chats enfermés dans des cages « de la même manière que les Portugais en ont emmené certains jusqu'en Inde »? Quelques années plus tard, en évoquant, dans sa lettre du 7 juin 1633 à Aycard, l'« arrivée à Damas d'un homme venant du païs du Mogol qui s'en alloit à Constantinople pour porter au Grand-Seigneur deux chastz tous blancz », Peiresc fournit un indice supplémentaire d'une origine orientale de ces félins.

Au XIXe siècle, les témoignages se multiplient et surtout se précisent. En Afghanistan, écrit Elphinstone (1815 : 144), « The cats must also be noticed, at least the long-haired species called Boorauk, as they are exported in great numbers, and everywhere called Persian cats, though they are not numerous in the country from which they are named, and are seldom or never exported thence ». Quelques années plus tard, le lieutenant Irwin (1839 : 1007) signale que « A variety of cat is bred in Cabul, and some parts of Toorkistan. By us it is very improperly called "Persian", for very few are found in Persia, and none exported. The Cabulees call this cat bubuk [buruk?] or boorrak, and they encourage the growth of his long hair by washing it with soap and combing it ». Doit-on reconnaître, dans le « boorauk » d'Elphinstone et dans le « boorrak » d'Irwin, l'adjectif persan borâq, « hérissé et menaçant (chat) » (Lazard 1990 : 55) ou bien celui de barrâq, « brillant, luisant » (ibid., sens confirmé par Steingass 1892 : 168, et par Haïm 1969, I : 244), qui ne se distinguent, à l'écriture, que par le tashdid du r?(8) Les dictionnaires eux-mêmes entretiennent la confusion en donnant, pour le chat à poil long, tantôt gorbe-ye borâq (Naficy 1967 : 68; Haïm 1969, I : 244) tantôt gurba'i barrâq (Steingass 1892 : 1078) tantôt encore gourbè-i-barâq (Desmaisons 1913 : 191)! Ces hésitations sont symptomatiques de l'obsolecence du chat « persan » dans la culture persane. En tout cas, le mot turc tiftik, donné comme d'origine persane par Planhol (1978 : 183-184) à propos de la chèvre d'Angora, est à ma connaissance inconnu en persan, du moins pour le chat.

Les autres témoignages du XIXe siècle confirment l'existence d'un intense commerce international des chats à poil long, notamment de Perse vers l'Inde où ils devaient parvenir aux Anglais, entre autres amateurs. L'une des voies de ce commerce était terrestre : « The long silky-furred Angora cats are annually brought to India for sale from Afghanistan, with caravans of camels, even so far as Calcutta » (Balfour 1885 : 605). L'autre voie, sans doute la plus importante, était la route maritime via Bouchehr. C'est ainsi que, parmi les marchandises embarquées dans ce port du Golfe persique, un voyageur européen relève en 1866 la présence de vingt splendides « chats d'Isfahan » destinés à Bombay (Lycklama 1874, III : 54, cité par Planhol 1990 : 570). En 1882, Jane Dieulafoy effectue le voyage d'Ispahan à Chiraz dans une caravane se rendant à Bouchehr et comportant, entre autres curiosités, un « marchand de chats, [...] un habitant de Yezd en Kirmanie, qui transporte de Tauris [= Tabriz] à Bombay une vingtaine de beaux angoras. Depuis plusieurs années il voyage continuellement entre la Perse et les Indes et tire profit, paraît-il, de son étrange commerce » (Dieulafoy 1989 : 335). Et notre voyageuse de plaindre ces animaux des conditions de leur transport, qui valent en effet d'être connues : « Quelle dure épreuve à imposer à un matou d'humeur vagabonde que soixante jours de caravane et treize jours de mer! Dans le fait, on ne réussirait pas à transporter à dos de mulet des animaux d'un caractère aussi indépendant et aussi difficile à discipliner que celui des chats, si leur maître ne les soumettait à un réglement sévère et ne leur en faisait exécuter tous les articles avec autant de rigueur que le permet la marche de la caravane.

A l'arrivée au caravansérail, le Yezdien choisit une pièce isolée [...]; il plante deux crampons en fer dans le sol, attache une longe à l'extrémité de chacun d'eux et fixe à cette corde une ficelle cousue au collier des chats. Chaque animal, placé par rang de taille, le plus gros en tête, assis ou couché sur le sac de toile dans lequel il voyage la nuit,(9) est séparé de son voisin par un intervalle de cinquante centimètres. Les enfants à la mamelle sont enfermés avec leur mère dans des boîtes à clair-voie assez larges pour leur permettre de passer à travers.

La troupe féline demeure tout le jour dans une sorte de léthargie et se réveille, en menant grand vacarme, aux heures des repas, exclusivement composés de viande de mouton. Alors ce sont des bonds désordonnés, des cabrioles, des cris, des miaulements désespérés, semblables aux hurlements des bêtes fauves. Cette animation extraordinaire se calme dès que la ration est distribuée : chaque animal dévore gloutonnement sa pâtée et retombe dans sa torpeur résignée. Les tout petits chats paraissent mieux supporter la fatigue que les gros; ils jouent entre eux sans songer à s'échapper, tandis que leurs camarades plus âgés cherchent sans cesse à déchirer avec leurs griffes et leurs dents les solides cordelles de poil de chèvre qui les retiennent prisonniers. Au départ, chacun des matous est enfermé dans le sac qui lui a servi de tapis; les sacs sont attachés deux par deux et placés en rang sur un cheval, bien surpris de porter une marchandise très disposée à témoigner toutes les nuits son mécontentement par un concert de miaulements discordants » (ibid. : 335-336).

On imagine, à lire Jane Dieulafoy, les difficultés qui ont été (ou auraient pu être) celles de Pietro Della Valle pour apporter ses chats de Perse en Italie...

Or, au nombre et à la précision de ces témoignages - tous occidentaux -, les Persans et la culture persane répondent par le mutisme le plus total sur ces fameux chats à poil long. En trente ans de fréquentation de l'Iran et de ses habitants, je n'ai personnellement jamais vu ni entendu parler de tels chats. Et je n'en ai trouvé à peu près aucune trace dans les sources écrites iraniennes que j'ai pu consulter: par exemple, le Nozhat ol-Qolub de Mostowfi al-Qazvini (740 A.H./1340 A.D.) n'en souffle pas mot (al- Qazwînî 1928 : 6-7) et les nombreux chats qui figurent sur les manuscrits persans conservés à la Bibliothèque nationale de Paris sont des chats ordinaires, à poil ras - à l'exception d'un seul (fig. 2), sur la queue duquel on discerne avec peine des poils plus longs que chez les autres chats...(10)Ce silence est d'autant plus surprenant que le chat jouit partout en Islam d'un statut plutôt privilégié, notamment si on le compare à celui du chien. Plusieurs exemples d'une compassion particulière des Musulmans envers les chats sont donnés par Bousquet (1958 : 40, 43, 44, 46), qui précise que ces actes, dont le Prophète lui-même aurait donné l'exemple, sont récompensés dans l'au-delà et leur manquement puni.

A Fez, au sanctuaire du saint Sidi Ali Boughaleb, qui, dit-on, aimait beaucoup les chats, on soigne et nourrit ces animaux encore aujourd'hui (Sefrioui 1954). En Egypte, non seulement les chats étaient bien traités, mais, encore au XIXe siècle, un waqf était même affecté à la nourriture de ceux qui divaguaient (Christophe 1957). Des chats accompagnaient les caravanes égyptiennes du pèlerinage à La Mecque; ils voyageaient juchés sur des dromadaires, et des personnes (appelées Abu l-Qutât ou 'Umm al- Qutât) étaient spécialement affectées à leur surveillance (Gaudefroy- Demombynes 1923 : 163, 165).

De nos jours, Poplin (1987 : 52) dit « avoir été frappé aussi, à Damas et Alep notamment, de la tranquillité avec laquelle les chats se promènent un peu partout. Certes, il semble qu'ils doivent se débrouiller par eux- mêmes pour trouver leur nourriture - les rongeurs leur paient certainement un lourd tribut - mais ils ne sont guère inquiétés par l'homme ».

A La Mecque, les chats sont aujourd'hui les seuls animaux tolérés dans la ville sainte (Zéghidour 1989 : 364).

Pour la Turquie du XVIIIe siècle, Pitton de Tournefort écrit : « On aura de la peine à croire qu'il y ait des fondations établies par des testaments en bonne forme, pour nourrir un certain nombre de chiens et de chats pendant certains jours de la semaine; cependant c'est un fait constant, et l'on paie dans Constantinople des gens pour exécuter l'intention des testateurs en distribuant dans les carrefours la nourriture à ces animaux; les bouchers et les boulangers ont souvent de petits fonds destinés à cet usage. Les Turcs avec toute leur charité haïssent les chiens et ne les souffrent pas dans leurs maisons [...].

Au contraire, ils aiment beaucoup les chats, soit à cause de leur propreté naturelle, soit parce que ces animaux sympathisent avec eux par leur gravité, au lieu que les chiens sont folâtres, étourdis, remuants. D'ailleurs les Turcs croient, par je ne sais quelle tradition, que Mahomet aimait si fort son chat qu'étant un jour consulté sur quelque point de religion il aima mieux couper le parement de sa manche sur lequel cet animal reposait que de l'éveiller en se levant pour aller parler à la personne qui l'attendait » (Pitton de Tournefort 1982, II : 80-81).

La même tonalité cattophile règne à peu près partout en Perse, les seuls cas iraniens de cattophobie se rencontrant chez une poignée de colombophiles, pour des raisons aisément compréhensibles,(11) et dans la minorité zoroastrienne (moins de 1 % de la population), qui voit dans le chat « a creature of darkness », « a typically Moslem animal, treacherous and selfish, now all blandishments and now suddenly scratching and biting the hand that caressed him » (Boyce 1977 : 63). Cette péjoration du chat ne manqua d'ailleurs pas d'entraîner, par exemple, de la part de Jâhiz dans ses Hayawân (IV : 298; V : 319 sq.), une vigoureuse réfutation de Zoroastre et des zoroastriens.

Le chat persan : un précurseur?
L'obsédante interrogation demeure donc : pourquoi les chats à poil long, dont la présence est attestée (pas seulement mais notamment) en Perse jusqu'à la fin du XIXe siècle (au point que les Occidentaux les ont qualifiés de « Persans »), ont-ils disparu de ce pays sans laisser de traces significatives, ni dans les sources écrites, ni dans la culture populaire? Plusieurs pistes peuvent être explorées, qui, en fait, convergent.

Au départ de la première, un truisme : chez le Persan, tout est dans le poil. Tout, c'est-à-dire ses inconvénients comme ses qualités. Tous les possesseurs de chats persans s'accordent à le reconnaître : la fourrure de ces chats nécessite un entretien quotidien, faute de quoi elle s'emmêle, feutre, ternit, retient les saletés. « Aussi beau soit-il à l'origine, un Persan mal entretenu donne l'impression d'être l'animal le plus misérable » (Vallat 1992 : 120). J'ajoute que cet entretien n'est possible qu'avec des chats suffisamment domestiqués pour supporter peignage et brossage. A une époque où ces manipulations quotidiennes et accentuées n'étaient pas encore entrées dans les moeurs des chats - ni, surtout, dans celles des hommes -, il n'était pas rare de voir présenter Felis catus angorensis, comme l'appelaient alors les zoologistes, comme une « race très éloignée du type primitif [...] indolente, dormeuse et malpropre » (Desmaret 1820; mes italiques). A fortiori en Perse, compte tenu de l'utilisation (pour la prédation des rongeurs) et de l'entretien (limité à l'essentiel) que l'on fait généralement des chats (Omidsalar 1992 : 74), devait-on préférer des animaux exempts de tels défauts.

La deuxième piste à explorer est celle de l'exportation des chats à poil long qu'évoquent toutes les sources. Cette piste est en quelque sorte le prolongement de la précédente : quoi de mieux, en effet, que de trouver acquéreur pour des animaux dont on ne veut pas pour soi-même? La demande extérieure paraît avoir été suffisamment importante, en particulier au XIXe siècle, pour que l'on puisse supposer qu'il existait en divers endroits de Perse, d'Afghanistan, d'Azerbaïdjan, etc., des élevages de chats à poil long du type de ceux évoqués pour Kaboul et le Turkestan par le lieutenant Irwin en 1839, élevages spéculatifs exclusivement destinés à l'exportation. Il n'est sans doute pas inutile de rappeler ici, à titre de comparaison, que ces animaux n'auraient pas été la première ni la dernière production iranienne à dépendre du goût et du marché européens : on connaît, par exemple, la fascination que les textiles persans (tapis à points noués, châles dits « de Cachemire » fabriqués à Kermân) exercèrent sur les Occidentaux et l'influence que la demande occidentale fit peser en retour sur la production persane, notamment au XIXe siècle (Thompson 1989 : 33- 48). En tout cas, à la différence de l'artisanat du tapis, l'élevage des chats à poil long devait être une activité relativement marginale, dont on peut penser qu'elle disparut de Perse du jour au lendemain quand la demande extérieure cessa, c'est-à-dire quand, fin XIXe-début XXe siècle, les Occidentaux eurent eux-mêmes suffisamment développé et amélioré cet élevage pour se passer des animaux d'importation. On notera d'ailleurs que l'histoire de la chèvre angora montre un processus analogue : « il suffit [...] que la demande cesse, ou change de nature, pour que la race dégénère » (Planhol 1978 : 195).

Les inconvénients des chats à poil long, d'un point de vue persan, et le poids déterminant exercé, de ce fait, sur leur élevage par le marché extérieur n'excluent cependant pas - et c'est là notre troisième piste - que ces animaux aient compté aussi en Perse de fervents et remarquables amateurs. En effet, des souverains et des princes - comme le Deylâmite Rokn od-Dowle (335- 947) ou Nâser ed-Din Châh - et des dignitaires religieux - comme le grand juriste 'Emâd Faqih Kermâni - furent connus pour affectionner particulièrement la compagnie des chats et leur réserver un traitement de faveur (Omidsalar 1992 : 74-75). Dans l'entourage des Grands, notamment dans leurs harems, par imitation ou par désoeuvrement : « le chat est objet d'amour et d'amitié (mahabba), surtout pour les femmes. Il est si familier, si sociable (uns), si proche des humains, si caressant (dunuww), si amusant. Il se couche avec ses maîtres, dort dans les mêmes draps qu'eux. Ce n'est le cas ni du chien, ni du pigeon, ni des poules, ni d'aucun autre animal vivant en compagnie des hommes. [...] Le nombre de jeunes filles, de dames (rabbâtu al-hijâl), d'adolescentes vivant dans le gynécée, de femmes de très grande beauté (mutahhamât), d'esclaves chanteuses (qaynât) qui prodiguent aux chats des baisers sur la bouche, ne se compte plus, tellement il est grand. Toutes disent que la bouche du chat est agréable et saine au contraire des bêtes féroces (sibâ') et des ruminants (dhawâtu al-jirra) du troupeau (an'âm). [...] On teint les chats au henné; on leur met des boucles d'oreille (shunûf) et des pendeloques (aqrita). On les gâte (yuthafu), on les "chouchoute" (yadallalu) » (Jâhiz 1988 : 278-279).

On sait que, pour accéder pleinement au statut de familiers de l'homme, les animaux doivent avoir été affranchis de toute production ou fonction utilitaires: ils doivent être entièrement disponibles pour l'homme, ne servir à rien d'autre qu'à sa compagnie (Digard 1990 : 234). A cet égard, et paradoxalement en apparence, le chat persan ne peut qu'avoir été servi par ses défauts : sa longue toison, handicap et nid-à-poussière pour le commun des chats, obligé pour survivre de courir les rats, l'a au contraire désigné pour une vie de luxe, et les soins qu'elle nécessite ont été l'instrument de sa promotion. Aussi n'est-ce pas un hasard si le seul chat à poil long trouvé dans les manuscrits persans est représenté en compagnie d'une femme.

Parmi les chats, le Persan fait donc figure de précurseur. Comme les Conquistadores rapportant d'Amérique du Sud la manie des animaux exotiques apprivoisés (Sauer 1969 : 30), Della Valle et Peiresc, suivis de beaucoup d'autres, ont importé d'Orient, non seulement une nouvelle variété de chat, mais aussi et surtout un usage de cet animal - comme objet d'art - jusqu'alors inconnu en Europe. Il n'a plus resté, ensuite, aux amateurs occidentaux qu'à parachever la « bibelotisation » du chat persan - sa transformation d'objet d'art en bibelot « arraché à son cadre et à sa fonction d'origine, [...] dépouillé de ses attaches religieuses, sociales et politiques, [...] devenu un objet d'échange et de commerce » (Saisselin 1990 : 158-159) - pour parvenir au Persan de salon et de concours qui fait aujourd'hui fureur.rait-il plus de persan que le nom, et aurait-il même en partie usurpé ce titre, que notre chat « persan » n'en représenterait pas moins, pour l'historien des techniques, un cas exemplaire de diffusion et d'assimilation par l'Occident d'un apport oriental, en même temps qu'un motif exotique de séduction des chats sur les savants auquel l'auteur des Fleurs du mal n'aurait peut-être pas été insensible.

U.M.R. 155 (Monde iranien), C.N.R.S., Ivry-sur-Seine

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1 - Revue Géographique de l'Est, 3-4, 1969, pp. 405-407.
2 - Communication personnelle de M. Patrick Pageat, professeur à l'Ecole vétérinaire d'Alfort.
3 - La formule est de Catherine Bastide, mon initiatrice en chats. Catherine Bastide est une personne rare, qui a réussi à pousser très loin la connaissance de ces animaux (elle est juge officiel) tout en se maintenant, vis-à-vis des pratiques et des milieux cattophiles, à une bonne distance critique. Ma reconnaissance va également à mes amis Laurence Bobis, chartiste spécialiste de l'histoire du chat en Occident - mon autre initiatrice en chats -, et Daniel Balland, qui partage mon intérêt à la fois pour le monde iranien et pour les animaux (voir Digard & Balland, sous presse) : leurs lectures de premières versions de ce texte, leurs critiques et leurs apports m'ont été d'une aide précieuse.
4 - Communication personnelle de François Viré.
5- Cette référence m'a été aimablement communiquée par Maxime Rodinson, en même temps que d'autres trésors de son fichier, décidément inépuisable.
6 - Je dois le texte italien de cette lettre à l'amitié de Laurence Bobis. Sabine Bromberger a eu la gentillesse d'en contrôler la traduction en français.
7 - Cette correspondance est conservée à l'excellente Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence. Je suis reconnaissant à M. Ferrand, conservateur du Fonds ancien de cette bibliothèque, de m'avoir donné accès à ces manuscrits ainsi qu'à ses notes personnelles sur Peiresc.
8 - Daniel Balland me suggère un possible rapprochement entre le « boorauk » d'Elphinstone et le mot barak désignant un vêtement de kork (duvet) de chèvre mohair fabriqué près de Shahr-e Ferdows dans le Khorâssân (Bines 1989).
9 - Il faut savoir en effet que, pour échapper à la chaleur, les caravanes qui traversaient ou longeaient, comme ici, les déserts centraux du plateau iranien voyageaient de nuit et s'abritaient durant la journée dans les caravansérails qui jalonnaient leur route.
10 - Il s'agit du supplément persan 1171, qui est un Muraqqa', album de peintures et de calligraphies rassemblées par un amateur safavide d'Ispahan ou de Qazvin autour de 1598 A.D., toutes les pièces contenues dans cet ensemble étant donc antérieures à cette date. Parmi celles-ci, la « femme jouant avec un chat » du folio 12 verso, qui nous intéresse ici (voir fig. 2), est une peinture de 85 x 143 mm (cadre exclus) due à un artiste (inconnu) de la fin du XVIe siècle. Francis Richard, conservateur au Département des Manuscrits orientaux de la Bibliothèque Nationale, m'a été pour cette recherche d'une aide précieuse, dont je lui suis extrêmement reconnaissant.
11 - Communication personnelle d'Aladin Goushegir.

 

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