Une orpheline ne peut échapper à l'extinction que si elle rencontre une personne qui se mobilise en sa faveur. C'est chose faite pour le Mérinos précoce de Bourgogne. Et Marie Algranate peut compter sur le soutien de F.E.R.ME. Elle nous raconte cette race exceptionnelle ci-dessous !
Dans son ensemble, le public est conscient qu'il devient important de protéger la nature et les espèces sauvages mais son attention semble moins attirée par les races d'animaux domestiques que nos ancêtres avaient façonnées, sans doute parce que le monde urbain rêve et sacralise ce qui lui échappe le plus, la vie sauvage, dans une organisation sociale collective qui s'est très largement affranchie, via le monde industriel de la grande distribution, des réalités de terroir.
Il n'est pas excessif d'estimer que plus de mille races d'animaux domestiques ont disparu à jamais de la surface de la terre depuis le XIXè siècle (selon la FAO) et que beaucoup d'autres sont menacées, d'où l'utilité et l'importance de fédérations telles que F.E.R.ME. pour valoriser la qualité des races domestiques anciennes auprès du grand public, et d'autant plus que cette réalité est peu médiatisée bien qu'elle atteste de déperditions tragiques et surtout de standardisations préjudiciables aux biodiversités locales puisque ces différentes races étaient spécifiquement adaptées à des natures particulières de sols, à des morphologies de terroirs et de paysages, en étant plus rustiques et plus résistantes aux maladies.
En mars 2022, « Ça m'intéresse » posait la question : « Les animaux d'élevage sont-ils en péril ? » et affirmait à juste titre que « cette extinction dont on ne parle jamais avance masquée ». C'est ainsi que pour tenter de pallier ces déperditions fut créée la "Cryobanque nationale des ressources génétiques" en 1999 - où sont conservées plus de 400 000 échantillons de semences et d'embryons dans de l'azote liquide - et certaines lignées n'existent plus que sous cette forme et en ce lieu.
Il devient urgent de redynamiser la diversité génétique des races locales dont certaines ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Le Mérinos précoce de Bourgogne, race à petit effectif aujourd'hui menacée par la consanguinité, est parmi celles-là.
Présentation de la race Mérinos précoce !
Historique
Au XVIIIè siècle, mandaté par Louis XVI et pour s'affranchir de la tutelle espagnole, Daubenton commence à améliorer la laine en France suite à l'introduction de six troupeaux de Mérinos de provenances diverses et d'une troupe de « bêtes à laine » venues du Tibet. Ainsi commence l'histoire du Mérinos précoce en Bourgogne.
l a fallu attendre 1822 pour que soit constitué le premier et important troupeau de Mérinos purs, considéré comme la véritable souche du Mérinos du Châtillonnais. Vingt ans plus tard, en 1842, une autre troupe de Mérinos bourguignon à laine fine est constituée. Puis en 1844, Japiot, de Châtillon lui aussi, constituera un troisième troupeau en croisant des Mérinos de Champagne avec des sujets Mérinos purs. En 1899, Émile Thierry, Directeur de l'école d'agriculture de Beaune, valorise avec enthousiasme dans sa « Note Historique sur le Mérinos Bourguignon » la rusticité affirmée de cet animal peu sensible aux maladies ainsi que sa laine - d'une valeur bien supérieure à celle des autres moutons - et sa viande, d'excellente qualité, très estimée par la boucherie car moins mélangée de graisse et d'une saveur très agréable, sans odeur de suif.
C'est en 1929 que les éleveurs du Châtillonnais, de Champagne et du Soissonnais améliorent par croisement des trois souches la précocité et la conformation du Mérinos tout en conservant la finesse de sa laine dépourvue de jarre et d'une homogénéité remarquable. Monsieur Barbier, directeur des Services vétérinaires de la Côte-d'Or, n'hésitait pas à parler de « perfection zootechnique » à propos du Mérinos précoce, relayé par Henri Blin en 1935, dans l'Union Ovine : « Le Mérinos précoce justifie des plus anciennes et des plus nobles origines parmi les races ovines exploitées en France ... ». En janvier 1947, Pierre Lefrancq, alors secrétaire technique de l'Union Ovine, l'évoque comme un « produit de tout premier ordre pour l'exportation française ».
Le Châtillonnais, berceau du précoce, est une « table calcaire » rustique, au sol léger et fertile, avec une herbe très nutritive, idéale pour les représentants peu exigeants de l'espèce ovine, et toute l'histoire de ce Pays est ponctuée par la présence et l'amélioration du Mérinos précoce. Monsieur Desliens, Président de la Société d'Agriculture et Vétérinaire à Châtillon, le constatait avec éloquence :
« L'une des préoccupations les plus pressantes pour le Châtillonnais doit être de favoriser la reconstitution des troupeaux dont la guerre a provoqué la disparition ».
Caractères et type
En 1910, le type du Mérinos est le suivant : front large, face courte, tête « bien coiffée » pour les béliers cornards, avec des cornes en spirales à section triangulaire et finement striées, et pour les meusses (sans cornes), pas de dépression frontale ; corps long, ample, membres courts, cou réduit ; cuisses formant de bons gigots ; poitrine ample, côte ronde, indices d'une grande capacité respiratoire.
Le Mérinos précoce a été obtenu avec des facteurs qui étaient ceux de son site d'origine. Il émane de son milieu. D'où notre volonté de pérenniser cette magnifique race et de lui permettre de retrouver une place de choix dans la continuité des élevages qui ont su maintenir en France, en Espagne et au Portugal, les qualités intrinsèques de l'animal.
Un patrimoine vivant
Cet animal fut l'un des fleurons de l'économie bourguignonne mais aussi d'une économie nationale et internationale puisque des éleveurs lui furent fidèles dans le monde entier en des temps plus anciens pour ses nombreuses qualités. Mais il est difficile d'évoquer le Mérinos précoce sans évoquer les transformations radicales et les mutations que connurent les campagnes en France de la fin de la grande guerre aux années 80 : en quelques années, on assiste à une révolution technologique qui sera cause de l'effacement des pratiques, des outils et des traditions anciennes.
Le passage de la traction animale à la motorisation se réalise en une seule génération. L'industrialisation de l'agriculture s'impose et le monde agricole se retrouve pris dans une spirale productiviste et une mondialisation qui fragilise les agriculteurs confrontés à de nouvelles contraintes économiques et environnementales. Le choix de l'intensification des modes de production se fait alors au risque de la destruction totale des savoir-faire et des outils productifs ancestraux. La laine, qui était une valeur matricielle de base de la plupart des élevages, va peu à peu devenir obsolète. Elle avait déjà perdu la moitié de sa valeur après 1789 ! L'Union Européenne va lui porter un coup fatal en 2009 en la transformant en « déchet ». C'est acter le déclin de la race Mérinos précoce en France, déjà moins appréciée par les éleveurs du fait que l'animal est un producteur optimal de laine. Il en est recouvert. Du jour au lendemain, ce qui était un trésor national ne vaut plus rien.
Ce Mérinos précoce est pourtant « l'animal bourguignon » par excellence.
Avec le Trait Auxois, on l'utilisait pour entretenir les terres, les vignes, et la qualité remarquable de sa toison était estimée très largement dans le monde. Avec le chanvre et la soie, il a fait la richesse de la Bourgogne jusqu'au XIXè siècle : « ... à poids égal, la laine du mérinos a une valeur supérieure, souvent double de la valeur de la laine des variétés anglaises. (...) On a en outre autant de viande d'aussi bonne qualité ». Mais suite à l'industrialisation, à la mondialisation et au machinisme, le Mérinos précoce de Bourgogne va subir la désaffection des éleveurs qui préfèrent les races laitières ou à viande. Nous en sommes à un tel stade d'obsolescence que la race, devenue orpheline, peut tout à fait disparaître aujourd'hui.
Pourtant le Mérinos précoce a amélioré les troupes de moutons d'Australie, de Nouvelle-Zélande, du Chili et d'Argentine, ainsi que le Mérinos d'Arles, entre autres. Sa laine est longue, fine, douce, soyeuse, blanche et sans jarre. C'est une laine exceptionnelle qui permet un travail très fin. Le cuir et la corne sont aussi susceptibles d'être travaillés à l'excellence étant donné leur qualité particulière, bien connue des métiers d'art.
Races menacées et problématiques reliées au monde industriel
Une évolution alarmante
Le Mérinos précoce a résisté jusqu'à nos jours aux bouleversements induits en occident par la montée en puissance d'un monde industriel s'appuyant sur la haute technologie de machines toujours plus performantes pour lesquelles il devenait nécessaire de standardiser et de normaliser des procédés de transformation afin de les rendre compatibles avec des productions de masse. Mais il est aujourd'hui « au bout du rouleau ». Les fibres naturelles sont devenues « une alternative aux fibres artificielles » bien qu'elles n'impactent pas l'eau alors que toutes les matières artificielles issues de la pétrochimie la contaminent de particules très dangereuses à terme. Et ce n'est un secret pour personne : l'industrie textile est l'une des plus polluantes qui soient.
Les problématiques reliées aux races anciennes concernent de fait aussi des problématiques environnementales, dont l'eau. Une eau propre pour tous sera un enjeu capital et mondial dans un avenir proche. Si l'on fait le bilan des tonnes de molécules chimiques dispersées dans les différentes eaux du monde, le constat est inquiétant autant pour les conséquences sur la santé publique que par rapport aux coûts de gestion, et il est légitime de s'interroger sur la santé des futures générations si rien n'est politiquement fait pour protéger la qualité de l'eau à l'avenir. Une gestion consciente et respectueuse
des ressources est importante autant que l'utilisation de matières naturelles. Un retour aux races et techniques anciennes serait un alliage de bon sens par rapport à la terre et à l'eau puisque cette gestion naturelle et sans toxicité secondaire, économique parce que peu gourmande en énergie, permettrait un rééquilibrage social sans toxicité ni dommages collatéraux pour l'avenir. Quant à la laine des Mérinos précoces, cette matière est sans danger : elle ne laisse aucune particule toxique lors de ses transformations, lavages et utilisations. Ce sont des éléments de réflexions importants pour l'avenir des sociétés humaines, autant pour la santé que par rapport au fait de retrouver une économie moins prédatrice, plus solidaire, et qui soit réellement favorable à la biodiversité.
Le Réseau du Mérinos de Bourgogne : un retour aux sources
L'innovation repose toujours sur une bonne connaissance du passé et de ceux qui nous ont précédés. Si l'on cartographie l'histoire de la Bourgogne, on se rend compte de l'importance de ce Mérinos précoce en tous domaines : sa viande est savoureuse, sa laine exceptionnelle, il entretenait les vignobles et les paysages tout en nourrissant le sol, il a amélioré d'autres races ovines, il fut exporté en de nombreux pays... On avait là un Mérinos emblématique d'une « qualité Bourgogne » d'excellence et vecteur d'une économie rémunératrice pour les éleveurs. On constate l'attachement d'éleveurs espagnols et portugais à la Bourgogne suite à de nombreux échanges de béliers pour densifier les troupeaux, et leur admiration, voire leur ferveur, restée intacte. Nous avons d'ailleurs été contactés récemment par un éleveur espagnol qui a fait des milliers de kilomètres pour venir à notre rencontre suite à nos premières publications sur le Mérinos précoce.
« 50 % des éleveurs partiront à la retraite dans 5 ans. Il est plus que temps de trouver de nouvelles forces vives ! » (source : Fédération Nationale Ovine) et que « l'agriculture du futur pourrait bien dépendre des races dites locales dans un contexte d'élevage plus sobre et vertueux. (...) Il faut que les bêtes soient élevées en accord avec le territoire sur lequel elles pâturent. » (source : Association FERME - Georges Jouve).
Notre attachement au Mérinos précoce de Bourgogne repose aussi sur le fait de bien connaître cet animal. Nous avons eu une brebis de cette race pendant presque dix ans. Elle nous a appris beaucoup. Par ailleurs, il serait utile d’approfondir le patrimoine génétique de ce mouton où, peut être, se retrouverait le travail de sélection des premiers « mérinos » de Daubenton et des « bêtes à laine » qu'il avait fait venir du Tibet.
Situation actuelle
L'UE importe 80% de viande ovine de Nouvelle-Zélande (source : Commission européenne - Agriculture and rural development), et ce sans respecter les normes sanitaires, sociales et environnementales européennes. Australie et Nouvelle-Zélande sont à l'origine de 83% de la viande ovine du marché mondial. En 2015, ce marché était déjà en pleine mutation. La chute du marché de la laine dans les années 90 a entraîné une transition vers la production de viande en Australie. La Chine, les pays du Moyen- Orient et l'Angleterre en sont les principaux importateurs.
Pour la laine, l'Italie est une référence. Et notamment de la laine de luxe. Depuis le XVIIIè siècle, les plus grandes filatures du monde se sont installées dans le Nord du pays pour profiter d'une position géographique idéale pour le tissage. En effet, l'eau des rivières y est d'une pureté quasi unique : parfaite pour nettoyer la laine brute et l'assouplir ensuite. Cette excellence est le résultat du perfectionnement des savoir-faire pendant plusieurs siècles. Si la laine italienne est si belle, c'est parce que les régions possédant les techniques n'ont jamais abandonné leur héritage. Comme il y a 10 siècles, les régions du Nord font de la laine de luxe et la ville qui en a tiré la plus grande réputation est Biella. Mais l'Australie et la Nouvelle-Zélande sont les deux plus grands producteurs de laine fine au monde. 90% de la laine australienne est exportée. Les prix de la laine Mérinos montent depuis 2015 (source : Les Echos - mars 2018) suite à l'augmentation des importations de la Chine (source : Conseil australien des exportateurs de laine). Globalement, la laine se développe à l'international (cf. Australian Wool Exchange).
Synergies et développements économiques potentiels
La crise économique que traverse actuellement l’Occident pourrait nous mener à reconsidérer d’une façon positive les ressources locales. A la manière de l’œuvre de Daubenton, et suite à l'expérience personnelle des contributeurs qui travaillent depuis de nombreuses années sur le Mérinos précoce de Bourgogne ainsi que sur les mémoires qui lui sont reliées, l'évidente qualité de cet animal fait que vouloir sauver cette race est motivant. D'où notre volonté de fédérer autour de lui un Réseau solidaire de complémentarités de compétences et de savoirs.
Il faudrait créer un label qualifiant autour de l'identité du Mérinos précoce par rapport à ce que représente un « Élevage patrimoine » référentiel pour la conservation de cette race en danger, sur des bases de savoirs scientifiques associés aux métiers d'art et incluant une protection et une traçabilité précise via la reprise d'un Book référent pour la valorisation des matières premières vivantes qualifiées, certifiées, issues des élevages porteurs de ce label en Bourgogne et au-delà.
Il serait aussi proposé de créer des filières référentielles de productions spécifiques (avec AgroParis Tech, des écoles de Design & d'artisanat d'art, etc.) ainsi que de favoriser des filières biodynamiques complémentaires destinées aux restaurants gastronomiques. La renaissance de filières d'excellence autour du Mérinos précoce serait un atout pour les éleveurs sur tous les plans. Nous savons qu'une part fondamentale de notre culture se situe dans l'identité qu'un Territoire communique à ses productions par ses écosystèmes et les savoirs qui s'y développent. Ils ont été le socle d'une économie fondée sur la très grande qualité de la Paysannerie et de l'Artisanat français, et restent des moteurs référentiels. Le Rapport Stiglitz-Sen (septembre 2009) mettait déjà en avant l'incapacité fondamentale de notre organisation économique actuelle à satisfaire des aspects essentiels du développement humain : « La cohésion sociale (...) où depuis trois décennies s'accumulent les signes d'échec : persistance du sous-emploi, creusement des inégalités de revenus, développement de territoires cumulant handicaps économiques et problèmes sociaux... ». C'est en cela que préserver cette race ancienne permettrait de pallier l'un de ces échecs attestés de l'économie mondiale grâce à une reprise en main de valeurs paysannes matricielles bien plus solidaires et tisseuses de liens.
En conclusion ...
Les éleveurs historiques du Mérinos précoce de Bourgogne avaient développé sur de nombreuses générations des savoirs scientifiques, économiques et environnementaux reliés à la qualité remarquable de ce Mérinos et aux saveurs d'exception de cet animal, au bien-être donné par sa laine ultra qualitative, et dans une harmonie durable avec la nature. Mais la laine se heurte aujourd'hui à un problème de performances. Elle n’est plus au cœur stratégique de l'économie en France alors qu’elle l’est à l’étranger. N'est-ce pas une erreur d'aiguillage, une de ces déplorables erreurs que l'on doit à un monde bien trop industriel et urbain qui dévore les compétences rurales et le potentiel de développement qui leur était relié ?... N'est-il pas temps de retrouver l'un des fleurons parmi les plus stratégiques qui soient des industries d'hier pour permettre à la France de redévelopper un potentiel économique, technique et environnemental sur fond de patrimoine premier ?
Le Mérinos précoce - ce code source d'autres races ovines - pourrait être aujourd'hui un fabuleux vecteur d'innovation, de bien-être et d'économie non toxique, à condition de nous centrer exclusivement sur l'excellence de cet animal de légende dont la mémoire ne demande qu'à renaître pour nous faire de nouveau rêver.
Marie Algranate
Article paru dans "La Lettre de ProNaturA"
Association F.E.R.ME
Fédération pour promouvoir l’Élevage des Races domestiques MEnacées
http://ferm.chez.com
https://association-ferme.org/
Contact :
Marie ALGRANATE Tél. 06 08 89 93 82 -
Groupe FB : Réseau Mérinos de Bourgogne
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