ChevalAnimCompagnie1Plusieurs initiatives et évolutions récentes donnent à penser que le statut socio-culturel du cheval serait en train de passer, en Occident, de celui d’animal de rente à celui d’animal de compagnie.

ChavalAnimCompagnie2Après diverses campagnes menées dans ce sens par la Fondation Brigitte Bardot, la revue Cheval Magazine, à l’occasion de la préparation de la loi du 6 janvier 1999 relative à la protection des animaux, a explicitement réclamé que le cheval soit, au même titre que le chat et le chien, légalement reconnu comme « animal de compagnie » (Cheval Magazine, n° 299, 1996, p. 55-57, et n° « spécial 25 ans », p. 55). Plusieurs députés, Lionel Luca en 2010, Nicolas Dupont-Aignan en 2013, ont à leur tour proposé à l’Assemblée nationale de légiférer dans le même sens.

Ces initiatives procèdent d’une louable intention : mieux protéger l’animal. En effet, qualifier le cheval d’« animal de compagnie », au sens de l’article L.214-6 du Code rural, aurait pour conséquence juridique de lui rendre applicable, non seulement l’ensemble des dispositions du Code rural relatives aux animaux de compagnie, mais aussi de la Convention européenne pour la protection des animaux de compagnie en date du 13 novembre 1987, ratifiée par la France le 18 décembre 1996 (décret n° 2004-416 du 11 mai 2004, Journal Officiel du 18 mai 2004).

Ensuite et surtout, le mouvement qui vient d’être évoqué a été accentué par les changements sociologiques et culturels qui ont affecté l’univers équestre à partir des années 1970, à savoir :

1) Sa massification (terme plus exact que celui de « démocratisation » généralement employé), c’est-à-dire l’irruption, dans le champ des activités équestres, de catégories sociales qui s’en trouvaient exclues auparavant. Cette massification a contribué à façonner un « nouveau cavalier » au profil sociologique et sportif particulier, caractérisé en premier lieu par l’appartenance de 42% à 54% des cavaliers d’aujourd’hui aux classes moyennes (cadres, commerçants, professions libérales, etc.) de la population urbaine.

2) Sa juvénilisation, du fait du développement de l’équitation sur poneys : les moins de 18 ans représentent aujourd’hui 58% des licenciés, ce pourcentage passant à 67% si l’on considère l’ensemble des moins de 25 ans.

3) Sa féminisation, à commencer par celle des professionnels(les) exerçant avec des enfants dans le cadre des poney-clubs. Depuis 1973, tandis que le nombre des cavaliers augmentait de 42%, celui des cavalières progressait de 120%, de sorte qu’aujourd’hui plus de 70% des licenciés sont des femmes ou des jeunes filles, ce taux dépassant 80% dans la tranche d’âge des 14-18 ans ; dans les centres équestres, 53% des personnels sont des femmes, 82% dans les emplois d’encadrement et d’animation, 62% chez les palefreniers, 50% chez les enseignants d’équitation. Cette féminisation a fortement marqué l’évolution des activités équestres : plus respectueuses du rapport maître-élève, plus attentives aux consignes, plus « scolaires » que les garçons, les filles paraissent mieux s’adapter qu’eux à l’ambiance un peu studieuse des centres équestres ; en selle, les cavalières réussissent là où beaucoup de cavaliers échouent car elles sont moins tentées qu’eux d’entrer dans un rapport de force, perdu d’avance, avec leur monture ; elles font aussi preuve d’une persévérance qui fait souvent défaut aux cavaliers : « Les garçons tombent, ne pleurent pas mais ne reviennent pas ; les filles tombent, pleurent mais reviennent », remarque une enseignante d’équitation ; enfin et surtout, les femmes n’entretiennent pas, d’une manière générale, avec les chevaux les mêmes rapports que les hommes : tandis que ces derniers limitent volontiers leurs contacts avec l’animal au temps qu’ils passent sur son dos, les premières, à l’inverse, prennent plaisir à cette sorte de « maternage » qu’est le pansage minutieux et prolongé de la monture avant et après le travail, de sorte qu’il se trouve toujours, dans les centres équestres, nombre de filles pour accepter de s’occuper des chevaux des garçons en lieu et la place de ceux-ci (les grooms chargés des soins aux chevaux des cavaliers de haut niveau sont d’ailleurs tous des femmes).

Le remplacement progressif de l’ancienne population de cavaliers par la nouvelle a entraîné la superposition dans le champ des activités équestres de deux cultures : la culture traditionnelle de l’« homme de cheval » et celle, récente, des « nouveaux cavaliers », qui est une culture à la fois :

1) hédoniste, c’est-à-dire orientée vers la recherche du plaisir plus que de l’effort sportif ;

2) baroque, qui se nourrit de pratiques équestres diversifiées, souvent exotiques, auxquelles elle emprunte des éléments disparates (horse-ball, pony-games, équi-fun, ski-jöering, équitation « western », doma vaquera espagnole…) ;

3) sentimentale, c’est-à-dire fondée, non plus seulement sur le respect, mais sur l’amour du cheval en phase avec les nouvelles sensibilités « animalistes » ambiantes, de sorte qu’il n’y a pas eu de rupture radicale entre l’ancienne culture équestre et la nouvelle. Néanmoins, l’accent est mis dorénavant, de plus en plus, sur la qualité des relations que le cavalier doit entretenir avec sa monture : le cheval n’est plus un instrument, mais un être vivant à part entière ; le « nouveau cavalier » cherche en lui « un ami pour la vie », dit une affiche publicitaire vue au Salon d’agriculture de Paris en mars 1995, un « compagnon de route », presque un « allié de classe » et/ou de genre, d’autant plus prisé que celui-ci restait, il n’y a pas si longtemps encore, l’apanage des classes et du sexe dominants.

Déjà présent dans la culture de l’« homme de cheval » — on ne parle jamais des pattes d’un cheval mais de ses jambes et de ses pieds, et encore moins de sa gueule mais de sa bouche, etc. —, l’anthropomorphisme atteint désormais des sommets : la littérature équestre courante ne traite plus d’éthologie mais de « psychologie » du cheval. D’ailleurs, par un glissement prévisible, cette anthropomorphisation des représentations du cheval tend à se confondre avec la zoomorphisation des représentations du cavalier : évoquant l’image du centaure, un auteur d’une revue équestre à grand tirage, écrit que c’est « l’homme qui prolonge son cheval ».

Ainsi promu, le cheval devient l’objet de tous les soins, de toutes les attentions, de toutes les compassions. « Cassez-vous la gueule mais ne cassez pas les chevaux ! », répétait tel instructeur à ses élèves. Les conditions « inhumaines » (sic) de transport des chevaux de boucherie suscitent périodiquement de violentes campagnes de dénonciation. L’hippophagie soulève le cœur des « nouveaux cavaliers ». Conséquence de l’impossibilité d’envoyer (du moins ouvertement) à la boucherie les montures réformées, on voit se multiplier les « maisons de retraite » pour chevaux et les « refuges pour équidés martyrs ». L’idée de cimetières pour chevaux commence à faire surface. En attendant, la moindre « brutalité ou cruauté » provoque l’indignation vertueuse de la gent cavalière : elle, traditionnellement si soucieuse de convenances et de retenue, n’hésite plus aujourd’hui à huer tel cavalier d’obstacle sanctionnant de la cravache une faute de sa monture ou tel cascadeur dont la prestation est jugée trop dangereuse pour les chevaux (comme Mario Luraschi, sifflé par le public de Bercy à l’occasion du jumping de mars 1985). D’une façon générale, des critiques de plus en plus sévères sont systématiquement portées par certains mouvements protectionnistes et complaisamment relayées et amplifiées par une partie de la presse équestre, à l’encontre des pratiques comme la caudectomie, le marquage au fer (déjà interdit dans plusieurs pays de l’Union européenne), le « barrage » des chevaux d’obstacle, le surharnachement des trotteurs de course, le gonflement des épreuves d’endurance, le danger (pour les chevaux) des obstacles fixes sur les parcours de cross (des associations américaines ont activement milité pour faire interdire l’épreuve de cross des JO d’Atlanta en 1996)...

Plusieurs indices concordants confirment qu’une autre composante est en passe de s’installer durablement dans ce système. Les premiers résultats d’enquêtes récentes dans des centres équestres, venant amplifier les résultats de sondages plus anciens, indiquent en effet qu’un nombre significatif de cavaliers de base se montrent, au fond, plus intéressés par la fréquentation des chevaux que par la pratique de l'équitation elle-même. En décembre 1982 déjà, une enquête de Cheval Magazine sur le thème « Pratiquez-vous l’équitation que vous désirez ? » menée auprès de « nouveaux cavaliers » donnait comme « motivation de départ » l’attrait pour l’animal (pour 90,3% des cavaliers). On observe par ailleurs qu’un nombre croissant d’amateurs — femmes pour la plupart, ce qui n’est sans doute pas un hasard — acquièrent des chevaux à seule fin de… ne pas les utiliser ! Une affiche vue dans le métro parisien en 2020 présentait l’équitation comme une injustifiable « domination » du cheval et appelait à son abandon — mot d’ordre qui semble avoir été entendu par la mairie de Paris puisque celle-ci a décidé en août 2023 d’interdire à partir de 2025 les promenades à poney dans les parcs et jardins de la capitale au nom du « bien-être animal ».

Ces faits sont l’illustration parfaite de la position intermédiaire que l’espèce chevaline tend de plus en plus à occuper, dans le système domesticatoire occidental contemporain, entre le groupe des animaux utilitaires ou de rente, dont elle ne fait déjà presque plus partie (races de trait lourdes exceptées, mais en danger d’extinction), et celui des animaux de compagnie, qu’elle tend à rejoindre. Européens et Américains placent d’ores et déjà le cheval en troisième position, juste derrière le chien et le chat, dans l’ordre de leurs faveurs.

D’autres pratiques, pour minoritaires qu’elles soient, n’en apparaissent pas moins révélatrices de la même tendance. On connaît l’existence des falabellas et autres « horse-toys » de 60 cm au garrot. Importés d’outre-Atlantique, ils restent peu nombreux en France mais connaissent un succès grandissant. Déjà, pour les « chevaux d’appartement », une société australienne a mis sur le marché en 1999 les « couches pour chevaux ». Et l’on a déjà pu voir, au bois de Vincennes par exemple, des falabellas être promenés, non point en licol et longe comme il sied pour les équidés, mais en collier et laisse !

Cette nouvelle relation au cheval a été illustrée et confortée dans les années 1990 et 2000 par la vogue des « chuchoteurs » (whis-perers) américains, « nouveaux maîtres » de l’« éducation » des chevaux par des méthodes « éthologiques » et « naturelles » soi-disant issues de la culture équestre des Indiens d’Amérique du Nord. Son succès s’explique par une habile association de plusieurs ingrédients au goût du jour. En premier lieu, l’étiquette d’« éthologie », au demeurant totalement abusive : ou bien toutes les équitations sont nécessairement « éthologiques » (au sens strict), ou bien celle-là ne l’est pas plus que les autres ! De cette première illusion, on glisse tout naturellement, en second lieu, vers la supercherie qui consiste à faire croire au chaland, par une subtile mise en scène de la non-violence, que les méthodes des « nouveaux maîtres » seraient fondées sur l’« absence de domination » du cheval ou sur sa « persuasion » afin de l’amener à consentir à sa propre domination. Le tout se traduit, enfin, par une flagrante sous-utilisation du cheval, la plupart des « prouesses » des « chuchoteurs » consistant en manipulations de l’animal à pied — manipulations qui s’apparentent davantage aux concours d’« agility » canins qu’aux sports équestres, manifestant ainsi le processus sournois de canisation dont le cheval est actuellement l’objet.
Il n’est donc pas exagéré de dire que l’activité équestre se trouve à un nouveau tournant de son histoire. Car, pour sympathiques et bien intentionnées qu’elles soient, ces attitudes nouvelles dissimulent un péril mortel pour l’avenir de l’espèce chevaline. En effet, le surinvestissement affectif et le protectionnisme dont le cheval est actuellement l’objet vont de pair — et ce fait est fondamental — avec une idéologie de non-utilisation de l’animal, qui est, on l’a vu, l’un des aspects constitutifs du phénomène « animal de compagnie ».

Ce statut comporte également des risques pour le cheval lui-même et sa survie en tant qu’espèce domestique. Que changerait en effet une loi faisant passer le cheval de la catégorie des animaux de rente à celle des animaux de compagnie ? Outre la perte d’une TVA à 5 % pour la filière, elle soumettrait les équidés à l’application de la Convention européenne pour la protection des animaux de compagnie adoptée à Strasbourg en 1987 et ratifiée par la France en 2003 (décret d’application du 28 août 2008), ce qui aurait pour effet de limiter voire d’interdire leurs utilisations traditionnelles. La première touchée serait l’hippophagie. Ceux qui se prétendent les « amis » du cheval auraient tort de se réjouir d’une telle perspective : la disparition des races de trait lourd, dont la boucherie demeure le seul débouché économiquement crédible, entraînerait une perte significative d’agrobiodiversité ; par ailleurs, la mise à la retraite, c’est-à-dire au pâturage, de 60 000 à 90 000 chevaux de réforme par an, venant s’ajouter à ceux des années précédentes, sachant qu’il faut environ un hectare pour nourrir un cheval pendant une année, aurait pour effet, dans le contexte actuel de raréfaction des terres agricoles, de transformer les équidés en une nouvelle nuisance.

Seraient également menacés les secteurs les plus prestigieux et les plus populaires de la filière. En effet, l’article 7 de la dite Convention stipule qu’« Aucun animal de compagnie ne doit être dressé d’une façon qui porte préjudice à sa santé et à son bien-être, notamment en le forçant à dépasser ses capacités ou sa force naturelles ou en utilisant des moyens artificiels ». En plus d’être peu conformes à l’esprit positif du Droit français — quel magistrat sera en mesure de juger de notions aussi floues que le caractère « naturel » ou « artificiel » des aptitudes ou des moyens de dressage d’un animal ? —, ces dispositions finiraient inévitablement, sous la pression de certains « amis » du cheval, par s’appliquer aux embouchures, aux enrênements, à la cravache, aux éperons, et par empêcher toute compétition équestre ou hippique… Le risque, c’est en définitive qu’il ne subsiste plus, d’ici quelques décennies, que de pitoyables mini-poneys canisés, tenus en collier et laisse, ou puérilisés, affublés de couches pour équidés, idéal bardotien - enfin réalisé - du dada-à-sa-mémère.


Jean-Pierre Digard

Directeur de recherche honoraire du CNRS, membre de l'Académie d'Agriculture de France